« Du Quartier à l’Académie » ou plutot « Del Barrio a la Academia » est le premier article introductif d’une série d’études réalisées par la SIBE (Société Iberique d’Ethnomusicologie) sur la Timba.
Ces articles rares montrent l’intérêt que des scientifiques portent à la Timba en tant que phénomène musical, populaire et historique dans la musique populaire dansante de Cuba.
Leurs analyses permettent de découvrir de nombreuses facettes et dimensions de cette révolution esthétique, tant sur le plan musical, culturel, littéraire, chorégraphique et voire même socio-politique.
Nous avons pris l’initiative de traduire et d’annoter ces articles (petit à petit) afin de faciliter leur accès aux passionnés francophones de Timba dans leur quête d’approfondissement et d’appropriation de ce genre musical qui nous passionne et nous réuni sur Fiestacubana.net…
Nous avons essayé de traduire ces textes en respectant leur style académique, en explicitant aussi les notes des auteurs et en annotant ces articles d’explications pour les termes techniques de référence.
Bonne lecture et bonne découverte des faces plus ou moins cachées de la Timba et du Cuba de ces 20 dernières années !
Du quartier à l’académie [1]
Introduction au dossier sur la Timba cubana
Rubén López Cano
“pa’ qué te montaste si tú sabías lo que había…
…pero no me hables con la boca llena, mami,
edúcate, televisión [universidad] para todos”.
Por qué te montaste
José Luis Cortes, El tosco
« pourquoi tu t’es monté si tu savais ce qu’il y avait…
… mais ne me parles pas la bouche pleine, Ma chérie,
éduques toi, télévision [université] pour tous ».
Por qué te montaste
José Luis Cortes, El tosco
1. Et tu arrives au mur où ils finissent tous, où commence la mer… [2]
Le 9 novembre 1989, à la stupéfaction générale, le jadis infranchissable mur de Berlin s’est effondré sous les assauts à mains nues des allemands des deux côtés. Le rideau de fer, qui a divisé le monde en deux, pendant les années de la guerre froide, fut noyé dans une festivité bruyante qui finira par réduire ce mur en des milliers de petits et coûteux souvenirs pour touristes. Octavio Paz (1914-1998), auteur pléthorique et assuré du prix Nobel, a publié à cette époque sa Petite Chronique Des Grands Jours (1990). Il avait toujours été convaincu de la future disparition des régimes du bloc socialiste mais il n’avait jamais imaginé qu’il verrait de ses propres yeux leur historique dissolution (un cadeau inappréciable pour son autobiographie). Paz n’a pas été le seul à poser son regard sur Cuba pendant ces journées « grandioses ».
Dans l’île, Carlos Varela chantait au rythme techno et sur un vieux discours du dirigeant soviétique Nikita Krutchev (1894-1971) : « maintenant que les cartes changent de couleur… cimetière chinois / je crois que cette fois je vois ton destin / et ils ouvriront tes vieilles portes en une seule fois ».( “ahora que los mapas están cambiando de color… cementerio chino/ creo que esta vez veo tu destino/y abrirán tus viejas puertas de una vez” )[3] Les « états totalitaires » tombaient comme des pièces de domino : « ils renversent les statues de l’ours en peluche Misha !! ».( “¡están tumbando las estatuas del osito Misha!!“ )[4] l’Union Soviétique, finalement, se dissolvait officiellement en décembre 1991 tandis que Varela regrettait : « dans ce jeu de l’histoire, nous sommes les seuls à passer notre tour ». (“en este juego de la historia sólo pasamos ficha”)[5] Pour son plus grand bonheur, l’idéologue conservateur Francis Fukuyama nous annonçait ainsi, à propos de ces événements, la « fin de l’histoire ». Willie Chirino, Salsero cubain de Miami, détournait littéralement l’hymne de l’Internationale Socialiste pour chanter sur ses échos lointains et au rythme du Son : « tout le monde l’attend… notre jour arrive déjà… Cuba nous attend !… « .( “ya todo el mundo lo está esperando… nuestro día ya viene llegando… ¡Cuba nos espera!…”)[6] Dans l’île, Varela guettait l’avenir: « Tu jettes trois pièces de monnaies en l’air / et tu demande au Ching / Comment sera la fin ?… peut-être, peut-être, un miracle viendra ».( “tiras tres monedas al aire / y le preguntas al I Ching/ ¿Cómo será el fin?… tal vez, tal vez, un milagro baje”)[7]
Et le miracle ?
Les années quatre-vingt-dix rendirent orphelin économiquement et idéologiquement le régime cubain qui entra alors dans une crise sans précédent. Avec le rigoureux blocus américain et sans l’appui de l’ancien bloc soviétique, on a déclaré « la Période Spéciale en temps de paix ». La population devait se préparer pour le pire : « l’option zéro ». Le gouvernement, incapable de fournir les produits de première nécessité, a dû faire des concessions : il a accepté l’investissement étranger dans des secteurs stratégiques comme le tourisme, il a permis le travail indépendant et par la suite il a légalisé la possession du dollar. Il a fallu aussi assouplir la rigidité idéologique et fermer les yeux sur les milliers de stratégies émergentes qu’ont utilisé les cubains pour survivre : « Ils parlaient toujours d’argent / et projetaient d’attaquer une banque. / Et en plus, ils n’attendraient pas le prochain mois de février/ car ils rêvaient de s’enfuir sur une barque ».[8] La faim a sévi au début des années quatre-vingt-dix car, même si certains pouvaient avoir de l’argent , il n’y avaient pratiquement rien à acheter (même dans les magasins pour étrangers). Mais en avançant dans la décennie, tandis que beaucoup perdaient ou abandonnaient leurs emplois, d’autres ont eu accès au dollar par l’intermédiaire de leurs contacts avec des touristes étrangers ou des membres de leur famille établis à l’étranger, principalement à Miami. Il y eu finalement des choses à acheter (en dollars) quand ont commencé à se dessiner les contours d’une société divisée en de nouvelles classes sociales.
Les problèmes qui existaient déjà avant la crise ont été accentués avec l’ouverture au tourisme. C’est le cas du phénomène du ‘jineterismo’ (NDT : prostitution occasionnelle. Jinetera : prostituée) , euphémisme avec lequel on désigne de multiples et parfois complexes modes de prostitution (« il n’est pas juste qu’on la désigne avec un gros mot » [9]), et aussi certaines formes de discrimination ethnique et économique : « je sais que la devise est à l’économie ce que le blé est au pain,/mais ce que je ne comprends pas, c’est que à cause de l’argent ils se trompent sur les gens / si tu vas dans les hôtels (pour étrangers) ils ne te traitent pas décemment ni de la même manière que les clients, du fait de ne pas être étranger ». [10] Les relations intéressées avec des étrangers, perçues comme une voie légitime de survie, ont transformé le système relationnel et les règles du pacte amoureux entre les jeunes cubains (surtout des classes les plus menacées). Des garçons et des filles ont appris « à tolérer » les relations de leurs fiancé(e)s avec des touristes. Parfois jusqu’à en profiter économiquement. Ce furent des pratiques qui s’approchent beaucoup de celles de la prostitution formelle sans pour autant s’y assimiler totalement dans la majorité des cas. Beaucoup de jeunes filles cubaines dédaignaient les jeunes cubains et elles leur préféraient les étrangers et leurs dollars. La longévité de relations avec le/la cubain(e)s déterminait si elle se poursuivrait par un mariage.
Seulement les vieux dieux syncrétiques des religions afro-cubaines sont restés des références fidèles. On a observé alors un regain des pratiques de la Santería, mais aussi de celles d’autres religions plus institutionnelles comme celles de la religion Catholique : « Oh Dieu, que veux tu de moi, déshabille-toi mon enfant que je viens pour toi, c’est sûrement aujourd’hui qu’ils vont couper la lumière / et il n’y a rien d’autre que de jouer au vodou ». [11]. Le seul pays officiellement athée de l’Amérique latine vécu alors un boom religieux et Cuba s’est préparé pour recevoir le Pape en Janvier 1998. Une accumulation de contradictions insolubles sont apparues au quotidien, et elles ont frappé spécialement une génération de jeunes de plus en plus sceptiques devant les promesses de la Révolution : « je me rappelle qu’à la fin des années soixante-dix, tu ne m’aurais pas dit ce qui se passe aujourd’hui. Que peut-être nous allions peindre le monde d’une nouvelle couleur mais que, sans le vouloir, nous nous sommes finalement rendu compte que non ». [12] La dure réalité cubaine est devenue « plus facile à vivre qu’à expliquer », a déclaré en son temps l’auteur Senel Paz.[13] Les jeunes, principalement des classes les plus menacées, dans leur majorité noirs, affontaient inertes un monde inconnu, résistants à toute conjugaison au futur, avec une seule stratégie de survie : leurs corps, leur rythme, leur malice, leur beauté, leur ardeur : « l’un est devenu pédé,/l’autre est entré dans la marine marchande / Celui-là croit dans la Révolution / alors que son frère est un trafiquant « . [14]
Des milliers d’histoires extravagantes et baroques de survies, d’amour, d’escroqueries, de révoltes, de mauvais tours, de tromperies, de colères, de manifestations de violence, de sexe et de dollars, retombèrent sur les parois sourdes de la Corniche du Malecon de La Havane. Des histoires « qui ne sont pas des contes, mais qui participent de la contre-histoire de l’histoire officielle. L’anti-histoire. La supra-histoire « (Gutiérrez 2002b : 59). Où sont-elles maintenant ces histoires ? Selon l’auteur Camilo Venegas :
…Cuba a vécu des moments graves ; cette longue crise et les traumatismes qu’elle a subi dans tous les couches de la population, ne sont pas restés dans la presse, si quelqu’un retourne aux bibliothèques, il ne saura pas de quoi parlaient les journaux de ces années la. L’île réelle, le pays qui survivait, se retrouve uniquement dans la littérature et dans la musique dansante (Venegas 2000 : 15).
La Timba est la mémoire, le trait d’union, la bande sonore et l’arôme imprégné de tabac, de rhum, de sueur et de sexe, de ces jours où les cubains se sont sentis plus seuls que jamais : « quand Robinson a ouvert les yeux et qu’il a vu qu’il était seul sur une île… seul dans une île… comme toi et comme moi ». [15]
2. La Timba : de l’académie au quartier
Si la Timba constitue un genre musical propre ou si elle s’agit d’un genre intermédiaire (González et Casanella 2002), d’un esprit, d’une sensibilité, d’une attitude, etc., [16] tout ceci est encore sujet à discussion. Disons alors que la Timba est une manifestation (manière d’être) de la Musique Populaire Dansante (MPB) [17] cubaine qui se caractérise par le mélange d’éléments de la musique afro-cubaine avec la musique Pop, plus spécialement celle d’origine afro-américaine. La Timba est un exercice d’exploration, d’appropriation et de fusion d’éléments traditionnels provenant du Son classique, de genres dérivés de la rumba ainsi que de la musique religieuse afro-cubaine comme les chants Yoruba, etc. ; avec des éléments du Funk, de la Soul, du Rhythm n Blues, du Hip Hop, du Jazz, du Rock, du Reggae, du Reggaeton, etc.. Elle n’oublie pas non plus d’autres genres latinos comme les Balades romantiques, comme les balades de mauvais goût (comme les génériques sirupeux des feuilletons télévisés (Novelas) latino-americains), comme les Boléros orchestraux ou de caractère (comme ceux d’Olga Guillot), et autres genres musicaux des Caraïbes comme la Cumbia, la Bomba, etc..
La Timba ne constitue pas la première ni la seule excursion des Musiques Populaire Dansantes cubaines vers un processus d’hybridation avec des musiques afro-américaines. On observe des cas semblables dans le Danzón au début du XXème siècle et dans les années trente, ainsi que dans les musiques fascinantes de la préhistoire du mambo, c’est-à-dire, les types hybrides qu’ont développés divers orchestres cubains à New York et à La Havane pendant les années quarante et qui ont abouti la création du Latin-jazz et du Mambo. Dans l’ère de la révolution, nous observons quelque chose de semblable avec le Songo et avec d’autres tentatives de fusion du Son avec la musique Pop des années soixante et soixante-dix, entreprises principalement par Juan Formell et Los Van Van, mais aussi avec des tentatives de mélange avec le jazz, les racines afro et la musique populaire dansante, effectué par le groupe Afrocuba et, principalement, par Irakere de Chucho Valdés.
Toutefois, il y a quelques éléments qui distinguent la Timba de tous les cas énoncés précédemment. Afrocuba et Irakere ont choisi pour leur fusion la musique du Jazz qui est, en fin de compte, un autre type de musique de choix et atemporelle de surcroît. Par contre, les autres genres se sont mélangés avec la musique dansante de masse, à la mode de son époque, particulièrement le Ragtime dans le Danzón au début du XXème siècle, le Swing (entre autres) dans le Mambo et ses antécédents, la Pop, le Rock et la musique ‘Beat’ dans le Songo de Los Van Van et les rythmes énumérés précédemment dans la Timba. D’autre part, les fusions des années soixante et soixante-dix jouées par Los Van Van apparaissent à un moment où, comme le rappelle Formell lui-même, il existait « des dispositions gouvernementale pour passer Pello l’Afrokán à la radio et ne pas passer les Beatles… ce fut alors une erreur monumentale… De ce fait Les Beatles étaient clandestins » (dans le vidéo Los Van Van : Empezo La Fiesta, approx. 41’00) Ces gars de Liverpool et la musique de leur époque ont été considérés idéologiquement comme dangereux : « et quand on ne pouvait pas posséder des disques des Beatles / les garçons ont découvert que leur musique plaisait aussi à leurs pères ».[18] L’hybridation a alors permis d’accomplir des fonctions d’acclimatation ou de correction idéologique aux yeux du régime (cubain) bien que ce ne fut pas nécessairement le cas pour les musiciens qui voulaient seulement (jouer et) sonner au rythme de leur époque. [19]
Tant le swing des années quarante avec lequel se sont apparentés (entre autres) le Mambo et ses congénères, que le ‘beat’, avec les fusions des années soixante et soixante-dix, bien qu’ils dérivent de musiques afro, sont principalement des musiques faites par des blancs. Par contre, la Timba, en plus de s’être adjointe les styles du Jazz et du Rock, s’approprie le Funk, la Soul ou le Hip Hop, musiques qui se revendiquent puissamment au sein de mouvements de revendication ethnique. En effet, dans la Timba, le partenaire nord-américain n’est ni acclimaté ni idéologiquement réorienté, mais il est précisément utilisé par son ton dénonciateur et sa résistance culturelle noire. Il se produit ainsi des liens d’identité avec d’autres groupes qui défendent agressivement leurs « racines noires ». [20]
D’autre part, de la même manière que pour les musiques de la préhistoire du mambo, l’utilisation de moñas ou d’éléments de style américanisant embrassent une approche de modernité et de modernisation tandis qu’elles construisent un miroir dans lequel une partie importante de la population aiment se regarder. Qui dit modernisation, dit ouverture et il n’est pas banal de rappeler que pour le mouvement de Salsa hispano-américain, la Timba a signifié le retour des groupes cubains dans le circuit de distribution commerciale de masse. Les années quatre-vingt-dix ont été les témoins de la reconquête d’une scène dont les musiciens cubains disparurent après la Révolution de 1959, c’est-à-dire, en pleine apogée du Mambo : le dernier mouvement de Musique Populaire Dansante dans lequel les groupes cubains ont imposé leurs modèle aux scènes latino-americaines et au reste du monde (Arteaga 2000). « Que Cuba s’ouvre au monde et que le monde s’ouvre à Cuba », comme a dit le Pape lors de sa visite dans l’île. [21]
La macro-structure de la Timba dérive de la forme binaire classique du Son ou de la Rumba (Perna 2003 :.86). La première partie est une strophe, un couplet de nature narrative. On y introduit une histoire, un fait, un récit ou un état de choses. Après un pont instrumental suit une section d’une plus grande durée qui est appelée refrain ou montuno. La Timba développe beaucoup plus cette seconde partie dans laquelle elle imprime une plus grande énergie et une plus grande complexité tandis qu’elle la subdivise en de nombreux fragments. Les sous-sections sont intégrées par divers choeurs (coros) de style responsif dans lequel un soliste (guia) improvise des pregones tandis que le choeur répète un refrain différent dans chaque sous-section. Les choeurs commentent ou jugent les faits connexes dans la première partie : c’est la voix, la doxa(*) du peuple, qui se personnalise dans la chanson (Perna 2003 : 105-107). Chaque coro est séparé au moyen d’interventions de la section de cuivres (metales) connues comme mambos. Parfois, ils s’entremêlent aussi avec eux. Perna décrit de cette manière la structure générale de la Timba : introduction/thème pont /coro : choeur I/mambo I/choeur II/mambo II/choeur III/mambo III/choeur IV… etc. (Perna 2003 :.86). Quelques morceaux commencent au milieu par une procédé appelé attaque por el estribillo (NDT : attaque par le refrain) : un faux début constitué par un mambo ou un refrain précèdent l’introduction.
(*) la Doxa est un mot grec désignant la croyance populaire, correspondant au concept latin de vox populi, la voix du peuple.
La musique est intriquée et complexe, pleine de décharges sonores agressives et de déphasages rythmiques et harmoniques. Elle développe une grande virtuosité tant dans les arrangements et dans l’interprétation des musiciens. Il faut se rappeler que les musiciens protagonistes de la Timba sont dans leur majorité des professionnels avec une formation excellente, instruits dans le système académique cubain : la Timba est le retour de la Musique Populaire Dansante de l’académie au quartier : « De la même manière je te chante avec un ` jean’/ je chante avec une costume. / Parce que je suis un écolier,/je suis un garçon de la rue « . [22] « ça s’apprend à l’école,/ ça s’apprend dans la rue / ça s’apprend dans le Solar / et aussi au moment de s’éclater ».[23] la Timba est instable : la musique est ainsi transformée sans cesse en adoptant constamment différents rythmes et styles de référence (variétés musicales). La gestion du temps est dominée par un inexorable sens de l’urgence : on se précipite constamment dans l’innovation avant tout le monde pour arriver à Dieu sait où. On transite par un méandre sans fin de moments chaotiques. Les ruptures ou les cadences rythmiques (connue sous le nom de bloques : des breaks) sont complexes, surprenantes, élaborées à la folie et font contrepoint avec les cadences harmoniques avec lesquelles elles peuvent ne pas arriver à coïncider. Ceci rend propices de nombreux moments de confusion, de doute… vers où on se dirige ? Vers où va-t-on ?[24]
Au début des années quatre-vingt-dix la Timba il a laissé bouche bée le public hispano-américain de la Salsa. Ce magma sonore était tellement proche de la Salsa au point de ne pas le reconnaître comme tel ; mais d’autre part, la Timba était très difficile à danser et particulièrement semblable à tant d’autres musiques, qu’elle ne pouvait pas être complètement confondue avec celles-ci. Alors, ils l’ont doctement et figurativement appelé hyper-salsa. En effet, la Timba fonctionne précisément comme un hypertexte qui renvoie à l’écoute et envoie le danseur dans différentes directions de manière simultanée : ses éléments accusent de nombreux procédés et niveaux sémiotiques. Les parties chantées des chansons tendent à se stabiliser dans certains genres ou styles musicaux à la mode ou de référence comme le Son classique, la Balade Romantique ou Mielleuse, le Boléro orchestral de caractère ou le Boléro –Son. Ce sont les styles qui apparaissent le plus fréquemment dans la première partie. Les montunos sont généralement un défilé de références au funk, soul, hip-hop, rock, jazz ou reggae, mais aussi aux descargas de latin-jazz, à la rumba des quartiers noirs de La Havane, aux congas, aux musiques des steel-drums des îles des Caraïbes auxquelles on expurge tout ce qui apparaît comme espagnol, etc. On peu dire, d’un point de vue formel, que au fur et à mesure qu’une chanson de Timba avance, les styles et les interventions sont rendus chaque fois plus « noires », plus « afros » : afro-américains et afro-cubains. [25]
Les tumbaos (ostinatos) de piano sont bariolés, chromatiques, multidirectionnels et fragmentés, comme s’il s’agissait de l’assemblage cubiste d’extraits arbitraires de différentes idées musicales. Ils permettent à peine de distinguer ces références, mais il y en a, tant au niveau sonore que gestuel. Les tumbaos de basse s’en remettent aux riffs du funk, du rock ou à des formules des tambours rituels ou ceux de la rumba. Quelques mambos des cuivres renvoient à des flexions mélodiques de la Soul ou du Funk. Apparaissent alors par magie la saveur particulière de James Brown, Earth, Wind & Fire, War, Temptations, etc. (Tu prends par Zanja (le fossé), tu montes par Aramburu, tu passes sans voir le bar Colmado parce qu’il est encore très tôt, tu tourne à droite à San Rafaël, regardes à gauche et après avoir inspecté la faune qu’il y a dans le parc, tu salues au chef et soudain… le Bronx t’apparaît au milieu de Centro Habana !, c’est pas grave brother). Un second clavier effectue un contratumbao qui peut adopter la forme d’un guajeo d’une charanga classique, des riffs de musique techno, ou tout simplement restituer des timbres et des sonorités significatives des styles les plus variés. [26]
Les choeurs (coro) ou les refrains (guia) se référent constamment à des phrases et à des choeurs d’autres chansons de Timba, de Musique Populaire Dansante cubaine ou des Balades en espagnol. Toutes sont bien connues du public, de sorte que ses décharges de significations dépassent de beaucoup le cadre de la phrase elle-même pour créer des parcours inter-textuels parmi la vaste encyclopédie musicale que les amateurs de Timba portent en eux comme connaissances et références. Les paroles parlent du nouveau matérialisme dédié à la chasse au dollar, de la frustration amoureuse parce que les filles préfèrent les yumas (étrangers) et leur argent aux modestes cubains, des jineteras et des relations par convenance, du sexe, de Cuba et de la Cubanía qui exalte la culture noire de La Havane. En effet, la Timba réduit la notion de Cuba à la capitale, tandis qu’elle revendique de manière insistante la fierté de la culture et de la race nègre.[27]
On critique généralement les paroles des chansons pour leur mauvais goût, pour leur langage sexuel cru, qui abandonnent le subtil double sens traditionnel de la Musique Populaire Dansante, et pour introduire un lexique vulgaire de la rue ainsi que des termes argots de la communauté noire vivant dans les quartiers populeux de La Havane. Tout cela est certain, mais comme me disait un danseur originaire de Centro Habana « Acere ! (Mon pote) qu’est ce que tu veux, mais la misère est vulgaire et la faim est de très mauvais goût « . La vérité est que les paroles des chansons de Timba fonctionnent moins comme des textes et plus comme des fenêtres par où on distille la quotidienneté la plus immédiate, les rancœurs et les aspirations des personnes les plus malmenés par la crise. De la même manière que dans les histoires de « Réalisme sale » de Pedro Juan Gutierrez (2000, 2002a, 2002b et 2002c), ou dans les scènes de « Suite Havane » (2003), le film de Fernando Pérez, « l’art » cède le pas à la réalité la plus brute, la plus baroque, parfois hilarante et souvent douloureuse.
Les chansons sont spécialement cruelles avec les femmes. Elles célèbrent la tromperie, l’adultère, la promiscuité, les « je te largue parce que maintenant je préfère ta meilleure amie », « si tu veux, on peut rester des amis… mais on fait quand même l’amour » ou « tu me méprises mais la vérité c’est que je ne t’aimais pas » et en général témoignent d’un machisme des plus outranciers. Toutefois, cette attitude polarisée doit être comprise dans le contexte de frustration et d’intense agressivité de l’environnement immédiat. De manière très spéciale, il faut rappeler qu’il s’agit d’un moment où le jineterismo (la prostitution occasionnelle), les relations de convenance avec des étrangers, et la nouvelle répartition des richesses économiques, dérivée du tourisme en général, promeuvent l’ascension et l’indépendance économique des jeunes femmes et une déstabilisation conséquente de l’organisation patriarcale, traditionnelle de la société cubaine (Perna 2003 :.113 et 140-175). La Timba est la réponse agressive et rancunière à tout cela, dans son ensemble. Elle représente une radicalisation de la rhétorique machiste qui est, somme toute, traditionnelle dans la Musique Populaire Dansante cubaine.[28]
Et la danse ?
On danse la musique, on danse avec la musique et on danse parfois en dépit de la musique. Du point de vue de la danse, la Timba défie les danseurs et les force à dévoiler des stratégies pour extraire une cohérence cinétique de ce chaos sonore de la même manière que la dure situation socio-économique leur demande d’exceptionnelles compétences de survie. L’élégante et présomptueuse danse de couple, (le Casino), traditionnelle de la Musique Populaire Dansante, a cédé sa place à la danse séparée où la femme (une fois de plus) s’arrache le premier rôle. Toute l’énergie est focalisée dans son exécution du despelote, le mixeur ou le tembleque : styles dans lesquels, avec des mouvements fougueux, on imite l’acte sexuel. De cette manière, la perception Timbera de l’espace et du mouvement (coréutica) reflète ainsi la sexualité vulgaire et directe exprimée dans les paroles, en même temps qu’elle se réclame héritière des gesticulations et des mouvements de danses afro-cubaines profanes (comme le vacunao de la rumba guaguancó) ainsi que de cérémonies afro-cubaines. De fait, certains ont identifié dans la danse frénétique des échos lointains de cérémonies africaines de la fertilité (Perna 2003 : 117). Tout ceci n’est en rien surprenant, en des temps où les manques excessifs privent la population de tout.
Dans l’évolution des paroles, utilisant initialement des jeux de mots et des double sens, vers des textes au langage direct, de même que dans l’abandon de l’allégorie féerique de la chorégraphie de danse en couple pour la pleine imitation de l’acte sexuel, il existe une similarité de transformation sémiotique. L’allégorie du ballet de danse de Casino repose sur des signes qui fonctionnent comme des symboles (ou des métaphores) tandis que le mixeur ou le despelote sont des signes indicatifs (ou métonymies) de l’activité sexuelle. Les symboles reposent sur les conventions culturelles tandis que les signes indicatifs font partie du processus qu’ils représentent (la fumée est signe de feu ; la trace, de l’animal qui est passé par là) (Freadman 2001a et 2001b et Marty S.D). Pour sa part, les paroles cessent d’être autosuffisante et recourent à des jeux de contrepoint sémiotique avec la musique pour la production de tropos audio-verbaux (*).[29]
(*) tropos : trope en français, mot grec désignant une figure rhétorique faite de jeux de mots et de sons utilisés hors de leur contexte habituel. Il s’agit de détournement de certains mots ou sons pour signifier un autre concept qui lui est associé. Rappelez vous du « Bla Bla Bla » de Bamboleo dans ‘Aparentemente Ideal’.
En effet, l’articulation des éléments signifiés dans le texte, la danse et la musique, illustre les différents changements de signification qui soutiennent les jeux d’ironies, de revanche, d’agressivité et encore de cynisme qui caractérisent l’esprit de cette musique. De cette manière, la Timba fonctionne comme une espèce de plate-forme sémiotique qui permet à une frange importante de la jeunesse cubaine de canaliser symboliquement l’agressivité et la frustration dont elle souffre, en nourrissant son identité (noire et Habanera) et en développant des attitudes cyniques qui lui permette d’assumer sa dure réalité et ses non moins difficiles stratégies de survie. La Timba est un facteur fondamental dans la construction de l’archétype culturel du « Mauvais Garçon de La Havane », la cuirasse qui protège certains face à la réalité. La Timba n’est ni une lamentation qui pleurerait sur ce qu’il se passe, ni une hypocrisie qui nierait ce qu’il se passe : c’est une attitude cynique qui permet de supporter et de normaliser la vie au moyen de tout ce qu’il se passe (cf. López Cano 2002, 200â, 2004b, 2005 et dans la presse).[30]
3. La Timba dans la musicologie : du quartier à l’académie (et le dédain à son égard)…
En dépit de l’importance sociale, musicale et encore historique de la Timba, celle-ci a à peine fait l’objet d’études sérieuses. La Timba a représenté une rencontre unique entre des musiques de la diaspora noire d’Amérique du Nord et des Caraïbes. Ça a été aussi l’occasion de concilier le talent énorme et la formation d’une génération nombreuse de musiciens, avec une possibilité de subsistance réelle qui a, en outre, renouvelé les pratiques de la Musique Populaire Dansante. Il n’y a pas de doute que les parole ‘rapées’ (salmodias) des choeurs de la Timba ont préparé le terrain pour l’actuel succès du hip hop cubain. Elle a aussi été le responsable du retour de la Musique Populaire Dansante sur les scènes internationales, avant même le phénomène de Buena Vista Social Club, tandis qu’elle a été la première à faire découvrir au régime cubain le précieux capital économique latent qu’il y avait dans la musique cubaine durant les années les plus dures de la période spéciale. Mais le plus important est qu’elle a été un prétexte, une opportunité pour des milliers de cubains qui ont trouvé en elle un écho et un refuge durant ces heures des plus incertaines.
Toutefois, ni sa complexité musicale ni sa popularité n’ont évité à la Timba d’être la cible privilégiée de nombreux discours qui l’ont maltraitée. Maltraitée au moins en deux sens : maltraitée parce qu’elle a seulement mérité une attention très superficielle de la part des publications consacrées à la musique cubaine ou à la Salsa ; et maltraitée par ceux qui lui ne pardonnent pas que, dans sa bruyante festivité, elle porte la marque des années dures qui ont accouchées d’elle. Cette musique réclame à celui qui l’étudie une largesse de vue qui transcende son apparence immédiate et choquante. Fréquemment on pense que les paroles vulgaires des chansons de la Timba incarnent la voix (et l’avis) des chanteurs, ces « nouveaux riches » qui ont été couverts de dollars grâce à la soudaine et nécessaire ouverture économique. Toutefois, en réalité, par leurs chansons, émerge la voix de ceux-là même qui ont vécu au présent, au passé et au futur la décennie des années quatre-vingt-dix. En effet, celui qui est incarné dans les chansons de la Timba, c’est la voix de l’homme de la rue qui devant ce désastre, a désespérément essayé de se protéger avec la seule chose qu’il avait encore à sa portée, et avec ce que cette terrible crise n’a pas pu lui arracher: ses grossièretés, sa vulgarité, sa danse, la Santería et le sexe, beaucoup de sexe. Le sexe n’entre pas dans la carte de rationnement, il n’est pas non plus régulé par l’autorité. C’est le seul « état » dans lequel le Timbero est « libre et souverain » et peut se gérer comme bon lui semble.[31]
Nous pouvons nous offenser pour la vulgarité de la Timba, pour sa mauvaise éducation, ses carences et son odeur des quartiers. Nous pouvons être gêné par la Timba parce qu’on n’y chante pas avec l’exquise malice de bon goût développée par Los Van Van, par exemple. Mais dans ce cas, nous la condamnerions pour ce qu’elle n’est pas, au lieu de nous occuper de notre responsabilité : nous occuper de ce qu’elle est en réalité, et plus important encore, analyser et expliquer pourquoi elle est comme elle est. Dans le cas contraire il apparaîtrait que nous serions seulement disposés à nous approcher de ce qui est « populaire » seulement quand c’est ‘packagé’ et aseptisé dans des chansons correctes et bien domestiquées : « Vive les guenilles, Monsieur, et les tables sans nappe ; / vive celui qui sent la ruelle, les grossièretés et les garages ».[32] Permettez moi d’ouvrir un espace pour un extrait de Chronique sociale, une chanson inédite (évidemment) de José Luis Cortes de NG La Banda qui témoigne du sentiment des musiciens en ce qui concerne ces critiques :
¿Chabacanos? ¿Quién te dijo?/ ¿Has ido tú, a los solares de Cuba, has estado en Los Sitios, Jesús María?… candinga./ ¿Has visto a la gente que se levanta a las cinco de la mañunga [mañana]…?/ que son los que ponen la música popular…¿qué tú sabes de esto, qué tú dices de esto?… Por eso es que te digo que está bueno ya chico… ¿Y tú te acuerdas de… Albita,… Malena Burke,… Arturo Sandoval…? / … se fueron … candinga …¿y los salseros?…en Cuba …/ tocándole su música a su pueblo,/ ¿Porqué te metes con los que están aquí, con los que están luchando con la gente?/ ¿Pero qué te pasa cabeza de puerco, oye qué te pasa a ti?… tú no eres nadie para decir … que yo, no puedo cantarle a mi gente, lo que ellos me dan./ Y yo se los devuelvo … hecho música,/ yo no inventé el idioma,/ yo no soy chabacano,/ ¿Saben qué … lo que soy? ¡Es Tremendo Cubano!”.[33]
Grossièretés ? Qui t’a dit ? / Tu es allé toi, dans les Solars de Cuba, tu as été dans les quartiers de Los Sitios, Jesus María ?… candinga. / Tu as vu aux gens qui se lèvent à cinq du mat’ [matin]… ? / qui sont ceux qui font la musique populaire… qu’est-ce que t’en sais de ceci, qu’est-ce que t’en dis de ceci ?… C’est pourquoi que je te dis que ça suffit mon gars… Et tu te rappelles de… Albita… Malena Burke… Arturo Sandoval… ?/… ils sont partis… candinga… et les Salseros?… à Cuba…/en train de jouer leur musique à leur peuple, / Pourquoi tu traînes avec ceux qui sont ici, avec ceux qui galèrent avec le peuple ? / Mais qu’est-ce qu’il t’arrive tête de cochon, Dis moi, qu’est ce qu’il te prend ?… tu n’es personne pour me dire… que je ne peux pas chanter pour mes gens, ce qu’ils me donnent. / Et je le leur rend bien… Je fais de la musique,/je n’ai- pas inventé la langue,/ Je ne suis pas grossier,/ Vous savez quoi… Ce qui suis ? Un vrai Cubain d’enfer ! ».[33]
Dans le peu d’études sérieuses sur la Timba, il apparaît, peu à peu, de nouveaux regards, de nouveaux discours et une nouvelle manière de penser cette musique. D’abord, il faut mentionner à ceux qui s’intéressent aux Musiques Populaires Dansantes cubaines que se développent désormais des discours plus justes en ce qui concerne la Timba. Pour citer seulement quelques travaux, je mentionnerai ceux de Leonardo Acosta (1997,.1998 et 2004), Danilo Orozco (1995) et Hélium Orovio (1998), sans oublier ceux de Zoila Gómez et Victoria Eli (1995). Avec eux, on commence à souligner les voix de jeunes chercheurs avec des contributions comme celles de Neris Beau González (1999) et celles effectuées par elle-même avec la spécialiste en littérature Liliana Casanella Cué (2002 et 2003) ou le travail de Raimundo Villaurrutia, Mirna Guerra et Ada Oviedo (1997).
Hors de Cuba il se produit aussi quelque chose d’intéressant. La Timba a suscité l’intérêt d’un certain public qui refuse de réduire la culture cubaine à la carte postale du rhum, du cigare ‘habano’, des Chevrolets des années cinquante et de l’admirable « Son gériatrique » du genre Buena Vista Social Club. Toutefois, ils sont encore peu ceux qui osent l’étudier en profondeur. Parmi eux, il convient de mentionner le travail de Neustadt (2002) et les intéressantes approximations analytiques de Kevin Moore (2001 et 2002) et des autres membres du site Web www.timba.com . Pour ma part, j’ai essayé de développer des méthodologies sémiotiques cognitives pour l’étude des processus au moyen desquels la Timba participe à la construction d’attitudes cyniques indispensables à la survie des jeunes cubains qui appartiennent aux classes les plus marginales (López Cano 2002, 2004a, 2004b, 2005 et en presse).
D’autre part, il est particulièrement frappant de noter l’intérêt que cette musique a suscité dans le cadre académique européen et américain, où on lui a consacré des projets de fin cursus, des thèses de maîtrise et des thèses de doctorat. Dans cette rubrique ils convient de souligner les travaux d’Iñigo Sánchez Fuarroz (2001), Patrick Noble (2001) et Patrick Frölicher (2002). Il convient de mentionner de manière très spéciale les articles et la thèse doctorale de Vicenzo Perna (2002,.2003 et 2005) qui ont donné lieu à l’unique monographie dédiée à la Timba. Son travail est tout autant bon qu’exhaustif. Il aborde tout autant des aspects techniques, critiques ou historiques comme politiques et sociaux. Il marque un avant et un après dans la recherche sur la Timba tandis qu’il définit d’une certaine manière l’agenda pour les recherches suivantes.
4. La Timba dans la revue TRANS… Attention ! Les Salseros arrivent !
C’est dans ce contexte que s’inscrit la présente collection de travaux. Ce qui a été prétendu avec ce dossier spécial pour la revue TRANS, c’était de réunir différentes voix de différents registres générationnels, géographiques et académiques, pour donner l’ampleur nécessaire à un phénomène qui le mérite. Les auteurs de cette collection d’études ne sont pas les seuls mais ils sont parmi les meilleurs et les plus qualifiés pour parler de ce sujet.
Il est vrai que pour comprendre la Timba, il faut l’insérer dans le contexte social et politique des années où elle est apparue, mais il serait très injuste de penser qu’il s’agit d’un produit « conjoncturel » disjoint de l’histoire de la Musique Populaire Dansante cubaine. Cuba a été une puissance musicale régionale et internationale depuis le début du XXème siècle. A l’instar du Brésil, ses caractéristiques contrastent avec le reste de la musique hispano-américaine. Victoria Eli, dans sa contribution pour cette collection, « La musique dansante de Cuba : du Son à la Timba, rupture ou continuité ? », positionne la Timba dans l’histoire (ou dans l’une des histoires) de la Musique Populaire Dansante de Cuba. Au travers de cette étude, on nous montre ses antécédents et ses similitudes avec des mouvements, des genres et des rythmes précédents, l’influence des institutions pré- et post-révolutionnaires dans la musique populaire et la manière particulière de concevoir la musique et la danse dans l’île qui a caractérisé beaucoup de ses moments les plus « stellaires », comme on dit ici.
Pour sa part, Iñigo Sánchez Fuarros dans « Timba et rumba et l’appropriation de l’intérieur » nous fait une visite guidée des espaces imaginaires que la Timba construit depuis la musique en son sein. Avec son concept d' »appropriation de l’intérieur », Sánchez Fuarros explique comment la Timba revendique la Rumba pour sa sonorité, son espace, ses relations interpersonnelles tant ethniques que surnaturelles et comment elle s’est positionnée sur le plan culturel, social et jusqu’à politique, vis-à-vis de la « culture dominante ». Ce mouvement donne naissance, comme toujours, à une série de processus de sélection, d’utilisation et de réinvention de la tradition avec lesquels on interpelle des franges spécifiques de la population.
Vicenzo Perna va plus loin et dans son article « Making meaning by default. Timba and the challenges of escapist music » ou il soutient que la Timba est une forme « non- politique » d’ « expression politique »: « la politique est dans les tambours ». Pour Perna, la Timba est un magma « intermodal dont la signification émerge de l’interaction entre la musique, la danse, les codes vestimentaires, le langage et les paroles des chansons ». À partir ceux-ci, il s’est imposé un nouveau discours de Cubanía basé sur des conceptions de styles, de race, de classe sociale, de langage et d’expérience corporelle particulières qui, loin de rester dans l’hédonisme et le rejet des messages profonds, révèlent une subversion par rapport à « la rationalité du discours dominant ». La dimension politique de cette musique a été mise en évidence au moment même où elle a fait l’objet de répressions ponctuelles mais emblématiques. Ainsi, la Timba est une musique qui s’est placée du côté d’une frange de la population spécialement malmenée par la crise et qui cherche à se réarticuler autour d’une racine culturelle qui peut être comprise au moyen de la notion de Black Atlantic proposé par Paul Giroy. Pour Perna, ceci explique son succès inhabituel dans la décennie des années 90 ainsi que, malgré la diversification de la musique cubaine durant ces dernières années, la Timba est encore la musique de divertissement préférée par la population noire. Artefact intéressant qui permet de gérer de nouvelles clés d’identité tandis qu’il renforce les thèses occidentales sur le thème du cubain comme synonyme de rythme, de joie, d’hypersexualité active, etc. De cette manière la Timba sert d’agent médiateur entre les touristes étrangers et une partie de la jeunesse cubaine qui grâce à elle « exploitent son capital culturel représenté par son corps, son habilité à danser, sa connaissance de la musique et de la `rue’ « .
La contribution de Liliana Casanellas, « Intertextualité dans les paroles de la Timba cubaine. Premières notes « , explore un des aspects les plus intéressants que la musique populaire dansante cubaine : les références incessantes des textes, des lettres, des refrains et des choeurs d’autres chansons appartenant au même style ou à des genres différents, cubains ou étrangers, et les citations de refrains, proverbes, et expressions populaires. L’auteur mentionne les différentes fonctions de ces références intertextuelles. Parmi celles-ci, elle souligne la faculté de faciliter la compréhension et l’appropriation de chaque sujet par le public, celle de garantir ainsi le succès d’une chanson, celle de développer et d’étendre de nouvelles possibilités de signification de chaque thème et la critique ironique, à la fois ingénieuse et voilée, du discours dominant au moyen de la parodie.
Patrick Froelicher dans son » Somos Cubanos !, timba cubana and the construction of national identity in Cuban Popular Music » effectue un parallèle intéressant à propos des relations complexes entre la Timba cubaine et la Salsa née dans la communauté Latino de New York à la fin des années soixante. Il analyse comment après vingt années de discours anti-salsero développé à Cuba, les groupes de la Timba naissante du début des années quatre-vingt-dix ont profité du succès du processus de globalisation de la Salsa pour trouver un créneau sur le marché international. De la même manière que les portoricains et les autres communautés latinos de New York se sont appropriés la musique cubaine traditionnelle pour construire leur identité en Amérique du Nord, les musiciens cubains de la génération de la « période spéciale » se sont à leur tour approprié le terme de « Salsa » dans le but de renforcer leur diffusion et de s’insérer dans le dialogue créatif de leurs collègues d’autres pays. Toutefois, les politiques culturelles de l’île, ainsi que le potentiel de la musique cubaine à produire de puissants signes d’identité dans la population tandis qu’il produit une forte image de l’île à l’extérieur, ont fait que le terme Timba s’est imposé comme un caractère distinctif de la Musique Dansante du Cuba de la Révolution, face au concept de Salsa ou à la sonorité archaïque et prérévolutionnaire du Son traditionnel, propre au style du célébrissime Buena Vista Social Club.
5. Prospective et suggestions pour de futures recherches
Dans les matières en suspens à développer dans la recherche sur la Timba, il conviendrait de souligner les suivantes. Après avoir s’être attardé sur les musiciens, les chanteurs et les compositeurs, il est maintenant nécessaire que la recherche entreprenne une ethnographie des danseurs, le public qui reste dans l’île ou expatrié dans une autre partie du monde. Comment les gens ont-ils vécu la Timba, étant donné que certains des points de repère de son développement ont coïncidé avec les moments les plus durs que la crise ? Le danseur est-il sensible aux messages de résistance culturelle que nous autres chercheurs détectons ? Pour le public, la Timba est une espèce de protestation ou simplement une évasion de stentor ? Qu’en est il d’autres acteurs impliqués dans la musique comme les jineteras ou les touristes étrangers ?
Il faut approfondir aussi dans l’analyse technique de cette musique complexe. Il est nécessaire aussi de reconstruire les réseaux intertextuels qui émanent de celle-ci. Pourquoi certains styles de musiques noires ont-ils été utilisés et d’autres non ? Au niveau des contenus des chansons, il serait intéressant de se faufiler plus finement dans le type de narration, les personnages et les modèles de relations amoureuses qui sont dépeints dans la Timba. De quelle manière s’articule la narration des paroles par rapport aux douloureuses et parfois grotesques histoires de survie ? D’autre part les discussions sur le fait de savoir si la Timba constitue ou non un genre musical propre, peuvent servir à réfléchir une fois de plus sur ce sujet complexe parmi les études de la musique populaire urbaine latino-américaine. Quand, comment, pourquoi, pour qui et pourquoi la Timba constitue-t-elle un genre musical en tant que tel ?
Il serait aussi nécessaire d’inspecter plus en détail le rôle de l’industrie musicale dans laquelle la Timba s’inscrit à l’intérieur et hors de Cuba. De plus, il ne s’avérerait pas trivial d’analyser en profondeur l’impact réel qu’a causé le boom du phénomène Buena Vista Social Club sur la diffusion, l’économie et aussi sur la définition de la Timba comme genre musical.
6. Pour Conclure
Je crois que ce dossier sur la Timba est absolument nécessaire et j’espère que, d’une certaine manière, il encourage de nouveaux étudiants à participer à cette recherche. Ceux qui ont pris part à cette étude, sont des étudiants d’académie d’origine cubaine ou yuma que nous reconnaissons pour leurs compétences musicales, socio-historiques et culturelles dans le domaine de la Timba. Mais surtout, nous sommes aussi des amants passionnés de cette île de Cuba, de sa culture et de ses gens. Nous nous réjouissons, nous souffrons et nous nous indignons avec elle et par elle. Mais aimer signifie aussi accepter et être contaminé, d’une certaine manière, par les contradictions de l’être aimé. Néanmoins ce n’est pas pour cela que nous nous arrêterons d’exercer une réflexion critique au vu du discours de chacun d’entre nous.
En rappelant la position épistémologique de Jeff Titton (1997) arrêtant le travail des champs et l’entreprise ethnomusicologique en général, nous devons rappeler que l’étude de la musique est toujours l’étude des gens qui la font et cela ne doit pas être oublié. Les pages suivantes non seulement sont consacrées à l’analyse d’une musique virtuose et complexe ou à l’analyse de personnalités polémiques de leurs chanteurs et de leurs manières grossières (« chabacanos ») de chanter la rue. Ces pages sont surtout un exercice de reconstruction de l’histoire non dite de milliers de cubains. Une histoire dépourvue de mots mais non dépourvue de rythme ni de son. Une histoire tissée à coup de larmes et de rigolades par ceux qui depuis les pénibles années quatre-vingt-dix ont passé la vie sur les pistes de danse… dans la rue… dans le bisness ou les affaires de survie… ou dans le fonds de la mer.
C’est par eux et pour eux.
Pour consulter les annotations cliquez sur les references [ ] dans le texte ou sur :
Notes
1. Je remercie pour leurs commentaires critiques et leurs apports gentiment offerts au présent texte, Iñigo Sánchez Fuarros, Liliana González, Susana G Aktories et Abel Fernández. Je remercie aussi l’équipe éditoriale précédente de la revue TRANS pour son accord, il y a plus de an et demi, pour la proposition de ce dossier. Le hasard a voulu que l’apparition de ce dossier coïncide avec l’anniversaire de ma première année à la tête, officiellement, de cette revue. Il s’agit seulement d’une coïncidence involontaire.[§]
2. Extrait de la chanson “Muro” (1990) du disque de Carlos Varela ‘Monedas Al aire’ (1991).[§]
3. “Ahora que los mapas están cambiando de color” (1990), du disque ‘Monedas al aire’ (1991). Le « cimetière chinois » est un petit cimetière situé dans Nouveau Vedado, à La Havane, où étaient enterrés les cubains d’origine chinoise. On n’est pas sûr de ce à quoi se réfère la phrase « il ouvrira ses vieilles portes en ‘une seule fois ». Ce qui est certain est que, effectivement, cet espace autrefois réservé et mystérieux, ouvre maintenant ses portes de part en part au tourisme.[§]
4. “Robinson” (1991) du disque ‘Monedas al aire’ (1991). Dans cette chanson-là nous assistons alors à l’impressionnant et symbolique démontage de centaines de statues de Lenine, de Staline et de tout le panthéon communiste. Misha a été ce sympathique ours en peluche, mascotte des jeux olympiques de Moscou en 1980. Son effigie ornait les rues de la capital de l’URSS. Je ne suis pas sûr si Misha a aussi été un des objectifs pour les foules qui ont effectué ces soudaines et destructrices réformes urbaines ou s’il s’agit d’une hyperbole malicieuse de Varela.[§]
5. “Robinson” (1991) du disque ‘Monedas al aire’ (1991).
6. “Nuestro día viene llegando”, du disque ‘Oxigeno’ (1991). La chanson a beaucoup circulé dans l’île. Y compris ses échos pouvaient être écoutés dans les rues des quartiers de La Havane les plus populaires, au début des années 90.[§]
7. “Monedas al aire” (1990), du disque ‘Monedas al aire’ (1991).[§]
8. “En este barrio” de Santiago Feliú du disque ‘En vivo’ (2000).[§]
9. “Marucha la Jinetera” de Pedro Luis Ferrer du disque ‘100% Cubano’.[§]
10. “Tropicollage” de Carlos Varela du disque ‘Jalisco Park’ (1989).[§]
11. “La política no cabe en la azucarera” de Carlos Varela du disque ‘Como los peces’ (1995)[§]
12. “Generación” de Santiago Feliú du disque ‘Futuro inmediato’ (1999).[§]
13. Paz est l’auteur de l’oeuvre de théâtre polémique qui a donné naissance au film tant célébré ‘Fraise et Chocolat’ (1992) de Tomás Gutiérrez Alea.[§]
14. “En este barrio” de Santiago Feliú du disque ‘En vivo’ (2000).[§]
15. “Robinson” (1991) de Carlos Varela du disque ‘Monedas al aire’ (1991).
16. Le concept d’inter-genre a été proposé par le musicologue cubain Danilo Orozco. cf. González et Casanella (2002). Pour Juan Formell, directeur de l’orchestre emblématique Los Van Van, la Timba « n’est pas un genre musical ; c’est une attitude devant le public qui apprécie et connaît la musique qu’il veut danser « (Cortázar 2001).[§]
17. Les musiques de danse à Cuba représentent une pléiade de genres qui s’entremêlent et fusionnent sans cesse défiant toute taxonomie simpliste. La musicologie cubaine a consacré le terme Musique Populaire Dansante, ainsi que le terme de complexe générique pour affronter et négocier la complexité de celle-ci.[§]
18. “Memorias” de Carlos Varela du disque ‘Jalisco Park’ (1989).[§]
19. Il n’est que justice que d’indiquer que des titres de Formell du début des années soixante-dix comme « Chirrin chirrán » (disponible dans la compilation ‘25 Años…¡Y Seguimos Ahí!’) sonnent comme d’authentiques chansons de Timba. De fait, l’orchestre les réutilise dans ses récents concerts de Timba. Toutefois, comme nous verrons, la Timba ne peut pas être réduite à un catalogue de caractéristiques form
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