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Samedi 4 septembre 2010, La Havane

ImageLa Salsa tire ses origines des danses populaires cubaines, au sein desquelles les rituels religieux associés aux Orishas tiennent une place éminente. Le rythme de base du Cha-Cha-Cha se retrouve dans les danses d’Elegba et d’Oggun. Le pas dit « de cubaine », dans celle de Chango. Le pas de mambo, dans (entre autres) la danse d’Obatala. Il me paraît donc indispensable, pour ne pas « danser idiot », de bien connaître ces modes d’expression traditionnels, ainsi que les croyances religieuses auxquelles ils sont attachés. C’est là l’un des objectifs majeurs que j’avais fixé à mon voyage à Cuba.

Le premier pas de ce périple initiatique fut une visite au musée des Orishas, qui est aussi le siège de l’association culturelle Yoruba. Situé pratiquement en face du Capitole, dans un bel immeuble à arcades, ce lieu est à la fois un musée, un lieu de spectacles et de conférences, et un temple religieux. C’est sans doute pour cette dernière raison que les photographies y sont interdites, ce qui explique le caractère relativement austère de cet article, uniquement constitué d’un texte écrit, sans pratiquement aucune illustration audio-visuelle[1].

En m’y rendant, j’étais, assez stupidement, convaincu que j’allais être déçu. Le grand hall d’entrée, assez dépouillé, ne payait vraiment pas de mine. Le prix du billet – 10 CUC – me paraissait prohibitif. Aucun guide audio-visuel ou imprimé n’était disponible. Les photographies et les vidéos étaient interdites. Bref, je m’apprêtais, en montant l’escalier qui conduisait au musée, situé au premier étage de l’immeuble, à passer directement mes dix CUC par profits et pertes, au titre d’une arnaque ordinaire pour touriste naïf.

J’avais totalement tort. Je n’exagère pas en disant que, de toutes les visites de musées que j’ai accomplies dans mon existence – à part peut-être celle du musée national chinois de Taïwan – celle-ci fut à la fois la plus émouvante, la plus distrayante et la plus instructive.

Dès mon entrée, je fus pris en charge par une guide qui ne fit l’immense cadeau d’une visite commentée de près de deux heures, à mon unique intention, car j’étais à peu près le seul visiteur ce matin-là. D’abord cantonnée à d’intéressantes mais superficielles généralités sur la religion Yoruba, mon initiatrice s’anima en comprenant à mes questions que le sujet ne m’était pas totalement inconnu. Elle-même Santera et fille de Oya, elle me fit alors bénéficier, avec beaucoup de générosité et d’enthousiasme, de son grand savoir sur les mythes des Orishas. Et cette visite se transforma alors pour moi en un émouvant voyage culturel et poétique vers le monde des croyances afro-cubaines.

Le musée présente lui-même une configuration assez originale. Imaginez une enfilade de quatre grandes et longues salles très hautes de plafond, organisées selon un plan rectangulaire autour un patio central. Dans chacune de ces salles, trônent le long des murs deux rangées d’immenses statues de plus de 3 mètres de haut, la plupart en argile, quelques-unes en pierre ou en bois. Entourées chacune d’une prolifique végétation (factice), elles sont installées sur de larges socles qui les placent en surplomb des visiteurs. Ceux-ci doivent donc lever la tête pour les contempler, ce qui ajoute encore au sentiment de majesté qui s’en dégage. Devant chaque statue, on trouve un petit texte résumant l’essentiel de ce qu’il faut savoir sur l’Orisha : son nom, sa généalogie, ses principaux pouvoirs et attributs, les lieux qu’il fréquente habituellement, ses goûts, les particularités des rites le concernant, son équivalent catholique, etc.

Ces textes assez bien faits, opportunément complétés par les commentaires de grande qualité de ma guide, ont significativement contribué à améliorer ma connaissance de la religion Yoruba.

J’ai ainsi découvert que le panthéon des Orishas ne se limitait pas aux figures les plus connues en Europe, comme Chango, Yemaya ou Ochun, ni même à ceux que mes investigations personnelles m’avaient déjà permis de rencontrer, comme Obba, Osain, Oya, Oggun, Elegba, Obalala, Inle, Agayu, Obatala ou Babalu Aye. A la fin de ma visite, des noms nouveaux ou peu familiers jusque-là, comme, entre autres, ceux d’Echu, des jumeaux Beyis, de Bromu et Broncia, de Yewa, d’Orishaoka, d’Oshumare, d’Ochosi, de Nana Bukua et d’Olosa, s’étaient ajoutés à ces listes sacrées. Mais rassurez-vous : je ne vous infligerai pas ici une description des caractéristiques de chacune de ces Divinités – que vous pouvez par ailleurs facilement trouver sur internet.

J’ai également mieux compris certains aspects de la religion des Orishas : son caractère syncrétique lié à la fusion de croyances venus de différentes régions d’Afrique dans un environnement dominé par le catholicisme ; la place centrale accordée la nature et aux morts ; l’existence de très nombreuses variantes dans les mythes transmis par la tradition orale et non unifiés par l’action d’une théocratie centralisée ; la vision du Bien et du Mal comme deux face opposées mais complémentaires de la même énergie fondamentale ; le fait que la religion Yoruba propose au croyant un véritable quête spirituelle, marquée par un cheminement initiatique complexe ; la proximité parfois étroite existant entre les Orishas et les êtres humains, etc. J’ai détaillé ces différents points en annexe à l’attention du lecteur intéressé.

En conclusion, je suis sorti de cette visite enthousiasmé, et bien décidé à retourner dans ce musée-temple pour approfondir ma connaissance de la religion Yoruba. Et j’espère aussi avoir suscité chez vous le désir vous lancer également à la découverte de la merveilleuse culture populaire afro-cubaines dont notre Salsa bien-aimée constitue qu’un tout petit rameau très récent, quelque peu déconnecté aussi des traditions et des croyances anciennes qui ont rendu possible son existence.

Fabrice Hatem

 

 

Annexe : quelques réflexion sur la religion des Orishas


Je vous propose ici une synthèse des réflexions que la visite du musée des Orishas de la Havane a suscité en moi. Celles-ci s’organisent autour d’une petite dizaine d’observations[1].

Une religion syncrétique et agrégative

Il existe dans la Santeria, religion des descendants d’esclaves Noirs originaires de différentes parties d’Afrique et vivant dans une société catholique, deux formes superposées de syncrétisme.

Le premier syncrétisme, le plus connu, est celui qui associe à chaque Orisha un saint catholique, ce qui permettait aux esclaves Noirs de continuer à pratiquer leur religion traditionnelle tout en respectant les apparences – et en intégrant aussi les croyances et les superstitions – de celle de leur maîtres. Par exemple, Elegba est assimilé à Saint Antoine de Padoue, Ochosi à Saint-Norbert, Oggun à Saint Pierre, Yemaya à la Vierge de Regla, Obatala à la Vierge de la Merced, Ochun à la Vierge de la Caritad del Cobre, Inle à Saint-Raphaël, Agayu à Saint Christophe de la Havane, Orula à Saint-François d’Assise, etc.

Le second syncrétisme, plus profond car touchant à la structure même des croyances, vient de l’agrégation, au sein du même panthéon religieux ayant pris à Cuba sa forme définitive, de Dieux ou d’esprit originellement honorés séparément dans les différents régions d’Afrique (de l’ouest) dont étaient originaires les esclaves et leur descendants. Par exemple, Oshun vient du Nigeria. C’est également le cas d’Obba, où une lagune dont la légende lui impute la création porte encore aujourd’hui son nom. Par contre, d’autres Orishas, comme Yemaya et Oshumare (servante de Chango), viennent vraisemblablement du Dahomey. Dans certains cas, ce phénomène de syncrétisme s’est produit en Afrique même, bien antérieurement à la période de l’esclavage colonial. Par exemple, Oddua, d’ailleurs représenté, de manière significative, par une statue d’Osiris dans le musée des Orishas, serait un Dieu originaire d’Egypte et adopté par les Yorubas.

Une mythologie non unifiée

Provenant de l’agrégation de croyances d’origine diverses, transmises uniquement par la tradition orale, non unifiées par l’action d’un clergé ou d’une théocratie centralisée, les mythes Yoruba se déclinent en une multitude de versions souvent assez éloignées les unes des autres, et parfois totalement contradictoires.

Ainsi, selon les récits, Ochun, ruinée par sa générosité ou privée de l’aide de son époux Inle, a du devenir lavandière ou se prostituer pour pouvoir nourrir ses enfants ; toujours selon ces différents récits concurrents, elle a pu se sortir de cette situation, soit par la compassion de sa sœur Yemaya, soit par celle de l’ensemble des Orishas, soit par une rencontre avec le plus riche d’entre eux, Aye Shaluga, qui tomba éperdument amoureux d’elle. Agayu est selon les versions, le père ou le frère de Chango, voire Chango lui-même. Certains affirment que Oya a volontairement quitté le brutal Oggun par amour pour Chango, d’autres que Chango l’a enlevée de force, d’autres encore que Oggun l’a chassée parce qu’elle était trop souvent ivre.

Et ce ne sont là que quelque exemples de ces infinies variantes dans les récits sacrés, liée à la fois aux origines diverses de ces mythes et aux déformations introduites par leur transmission orale. Il est inutile, à mon humble avis, d’y rechercher une cohérence qui n’existe pas, puisque personne n’a pensé à la créer. A chacun, peut-être, de choisir la version à laquelle il préfère croire en fonction de ses choix moraux, de son vécu personnel, de son caractère…

Le Bien et le Mal, deux faces de la même énergie fondamentale

Dans nos religions monothéistes, le Bien est le Mal sont considérés deux forces intrinsèquement opposées, qui s’affrontent pour le contrôle du Monde. Dans la religion Yoruba, ils sont plutôt présentées comme deux expressions, positives et négative, (donc opposées mais aussi complémentaires), de la même énergie fondamentale[2].

C’est pourquoi, sans doute, ces deux principes coexistent au sein de la plupart des Orishas. Chango est à la fois menteur et détenteur de la vérité, justicier et capable des pires injustices. Babalu Aye possède de très grands pouvoirs de guérisseur, mais est lui-même très malade. Elegba a une face positive – il est par exemple farceur et aime bien les enfants – mais aussi une face très négative, en la personne du redoutable Echu.

Le cas de Yemaya est particulièrement intéressant et complexe. Yemaya, être d’une grande élévation spirituelle, a cependant commis plusieurs transgression graves, comme (selon certaines traditions) l’inceste avec son fils Oggun ou le vol des tables divinatoires de son premier mari Orula pour pouvoir pratiquer et art en principe interdit aux femmes. Fondamentalement bienfaisante, elle peut aussi prendre la forme d’Olokun, Orisha aux violentes colères, enchaîné au fond des océans. Mais ce Dieu, qui pour tout simplifier est à la fois femme et homme, et aussi celui qui donne stabilité et fermeté aux monde et aux hommes.

L’importance des Morts et de la Nature

Née dans des sociétés primitives ou très proches de la Nature, il était logique que la religion Yoruba donne une grande place à celle-ci. C’est par exemple là que se trouve l’habitus de la plupart des Orishas. Oggun, Osain et Ochosi, vivent dans la forêt ; Obba vit près des lagunes ; Ochun, à proximité des rivières et des lacs ; Yemaya, dans la mer.

Chaque Orisha est également étroitement associé à un certain nombre de plantes, animaux ou élément naturel. Le bâton d’Elegba est fait de goyave. Chango vit dans les palmiers royaux et est maître du tonnerre. Oya gouverne le vent et la tempête. Agayu est maître des volcans. Oshumare est chargée de répartir les eaux sur la terre. Osain connaît les secrets des plantes magiques et médicinales.

Les morts et les esprits sont également très présents dans les croyances Yoruba, ce dont témoigne leur importance dans la vie et les habitudes des Orishas. Obba vit au fond des cimetières, tandis qu’Oya a élu domicile à l’entrée de ceux-ci. Maîtresse des morts, elle contribue à équilibrer leur énergie positive et négative. Nés au fond d’une tombe, les jumeaux Bromu et Broncia connaissent les secrets des morts. Ododuwa, fils de Olodumare et frère de Obatala, est aussi le « gardien » des morts (d’un mot africain désignant le contremaître des esclaves). Yewa est maîtresse des cimetières.

Une forte proximité entre les Orishas et les Hommes

Bien que vivant dans un monde inaccessible aux humains, les Orishas ont avec ceux-ci une certaine forme de proximité, lié à leur caractère, à leurs lieux de culte, à leurs exigences aussi vis-à-vis des mortels.

Par exemple, Elegba, protecteur des enfants et lui-même très joueur et facétieux, aime bien qu’on lui offre des jouets. Mais Echu, sa face négative, vit dans les rues où il s’évertue à provoquer des accidents pour offrir le sang des hommes à son ami Oggun. Il ne doit pénétrer sous aucun prétexte dans les maisons, où il apporterait toutes sortes d’ennuis. On lui laisse donc de la nourriture au dehors, pour qu’il ne soit pas tenté de venir en chercher à l’intérieur.

Il n’existe pas à proprement parler de temple consacré à chacun des Orishas. Bien sûr, les pèlerins désireux d’honorer Yemaya affluent vers l’église de la Vierge à Regla, tandis que l’église de la Caritad del Cobre à Santiago de Cuba joue le même rôle pour Oshun. Mais ces lieux restent fondamentalement des églises catholiques, sans signe extérieur de leur rôle dans la Santeria. Le vrai temple des Orishas est en fait la petite niche où ils sont honorés dans chacune des maisons de leurs adeptes.

Les comportements des hommes sont rythmés par des obligations et les interdits liés aux Orishas dont ils sont censés être les enfants. Par exemple, les filles d’Oshun sont coquètes et joliment habillées, alors que les filles de Yemaya jouissent d’une intense vie spirituelle. Les fils de Chango doivent éviter de porter la main sur les filles d’Oshun, sous peine de terribles représailles de la part de la déesse qui protège celles-ci de la violence des Hommes.

La force de la spiritualité

Beaucoup ne veulent voir dans les religions africaines que des croyances primitives reposant sur un tissu de superstitions sommaires. Dans le cas de la religion Yoruba, cette vision me semble assez inexacte, car sa métaphysique sous-jacente est assez complexe et témoigne d’une forme assez poussée de quête spirituelle, où le croyant peut être soutenu dans sa démarche par l’un ou l’autre des Orishas.

Chacun des principaux Saints incarne d’ailleurs un principe spirituel : Ochun, la générosité et l’amour ; Odolumare, divinité première, distante et sans visage, le principe fondateur du monde ; Orishaoka, maître de l’agriculture,la force de la vie et de la Nature ; Obatala, créateur de la Terre et des êtres humains, la pureté la sagesse et l’intelligence ; Oya et Obba la fidélité féminine (sous une forme plus active pour la première, plus passive pour la seconde) ; Elegba, début et fin de tout, le rôle du hasard. Les croyants à la Santeria se définissent d’ailleurs comme une « communauté spirituelle », dont Nana Bukau, sœur de Yemaya, est censée être la protectrice (ou plus exactement, la « tante »).

La complexité des rites initiatiques et des croyances

L’un des aspects majeurs de la Santeria est le chemin initiatique à travers lequel le croyant va « recevoir » un Orisha (deux : un père et une mère, selon ma guide) et devenir son fils ou sa fille. Il pourra alors accéder au statut de « Santero ». Mais il doit pour cela passer par une longue période (un an environ) de purification, pendant laquelle il doit se soumettre à de multiples rites (port d’habit blancs, abstinence(s), célébrations diverses, pèlerinages, etc.).

Ces rites d’initiation obéissent à des règles complexes, avec des interdits parfois étranges, des cheminements un peu tortueux et des fonctions bien spécifiques attribuées à certains Orishas. Osun la colombe doit être reçue par le nouvel initié à la Santeria avant tout autre saint. Inle, dont Yemaya a coupé la langue pour qu’il ne révèle par les secrets de la divination, ne parle aux hommes qu’à travers elle. Contrairement aux autres Orishas, Obba ne se « reçoit » pas sur la tête, mais sur les épaules.

Il existe également de multiples chemins pour « venir » aux Dieux, liés à la diversité de leurs apparences : on peut ainsi venir à Elegba par 21 chemins ; à Echu – qui est lui-même la partie négative d’Elegba – par 101 chemins.

Fabrice Hatem

[1]Je n’évoquerai pas dans ce texte le rôle central de la danse et des tambours dans les cérémonies religieuses. Ce dernier point n’a en effet pas été abordé en tant que tel lors de ma visite au musée des Orishas.

[2]L’une des principales fonctions d’Ochosi le chasseur est d’ailleurs d’équilibrer ces forces positives et négatives.