Je connaissais jusqu’ici surtout Alejo Carpentier (1904-1980) comme romancier. Je savais que ce Cubain né à Lausanne avait beaucoup vécu en Europe et en France, où il fut pendant de longues années ambassadeur du régime castriste. De lui, j’avais beaucoup apprécié Le siècle des lumières et Le royaume de ce monde, deux romans qui ont pour toile de fond la période révolutionnaire et post-révolutionnaire de la fin du XVIIIème et du début du XIXème siècle à Haïti. Je venais de terminer son Recours de la méthode – l’histoire d’un dictateur sud-américain esthète et francophile, exilé à Paris – lorsque, partant pour un nouveau voyage à Cuba, je décidai d’approfondir à cette occasion par des lectures choisies ma connaissance de la musique cubaine. Et je croisai alors à nouveau l’œuvre d’Alejo Carpentier.
Celui-ci, en effet, n’est pas seulement un grand romancier, mais également un musicien et un musicologue de renom. Pianiste de haut niveau, compositeur reconnu, il a notamment beaucoup collaboré, au début de sa carrière, avec Amaldeo Roldan, un compositeur franco-cubain qui contribua de manière décisive à la reconnaissance de la tradition musicale populaire afro-cubaine, y puisant au passage une part décisive de sa propre inspiration. La musique d’ailleurs, est également omniprésente dans l’œuvre romanesque de Carpentier, comme dans Concert Baroque, dont les principaux personnages sont des musiciens vénitiens du début du XVIIIème siècle. Mais l’auteur de Le musicien qui est en moi celui est surtout connu pour avoir publié en 1946, l’un des tout premiers livres de synthèse sur la musique cubaine, intitulé La Música en Cuba, qui reste, 70 ans plus tard, un des principaux ouvrages de référence sur le sujet.
Cette somme de plus de 250 pages se structure en une vingtaine de chapitres organisés selon un plan chronologique. La première chose qui frappe à la lecture est l’extraordinaire largeur de vues de l’auteur, qui parvient à englober, dans une vision synthétique, l’ensemble des manifestations de la musique cubaine au cours des cinq siècles qui ont suivi la colonisation espagnole : musique religieuse, musique savante, musique légère et de distraction, enfin, musique populaire et folklorique, notamment celle d’ascendance africaine. Le seul thème un peu délaissé est celui, qui justement, pourrait a priori intéresser le plus un salsero, c’est-à-dire les formes de musique populaires liées au Son et au Boléro, qui trouvèrent leur apogée dans le monde du cabaret cubain au milieu du XXème siècle, avant d’influencer de manière décisive la musique de loisirs mondiale d’aujourd’hui.
Mais c’est paradoxalement cette lacune qui a constitué pour moi l’un des plus grands intérêts du livre de Carpentier, en montrant que l’histoire de la musique cubaine dépasse de très loin celle de la seule musique populaire de loisirs, domaine auquel les danseurs de Salsa, même lorsqu’ils cherchent à approfondir le sujet, ont parfois un peu trop tendance à la réduire.
Il existe un effet à Cuba une tradition de musique savante qu’Alejo Carpentier nous fait revivre par une longue et passionnante galerie de portraits de compositeurs. La cathédrale de Santiago en fut l’un des creusets les plus anciens. Dès le XVIème siècle, Miguel Velasquez fut le premier à occuper les fonctions de maître de chapelle de cette institution, y inaugurant une lignée de musiciens religieux où émergent notamment, dans la seconde moitié du XVIIIème siècle, les figures d’Esteban Salas, puis de Juan Paris. A partir du début du XIXème siècle, la musique savante profane commence à de développer à la Havane avec des compositeurs comme Rafellin – trait d’union entre classicisme et romantisme, qui finira par émigrer aux Etats-Unis -, suivi par Saumell le romantique. Celui-ci fut l’un des premiers à s’intéresser à la musique populaire de son pays, introduisant notamment dans ses compositions des formes rythmiques inspirées de la contredanse et qui peuvent être considérés comme les antécédents directes de la Habanera ou du Danzon. Ignacio Cervantes puisa également une large part de son inspiration dans la musique folkorique cubaine, dont il tira de charmantes pièces pour piano. A l’inverse, beaucoup de compositions d’Espaldero se fourvoient, selon Carpentier, dans l’imitation du virtuosisme de salon alors en vogue en Europe. Le XIXème siècle se termine avec les figures du Santiaguero Laureano Fuentes, auteur d’une œuvre très vaste et un peu hybride où l’on trouve notamment de bonnes pages de musique religieuse, ou encore de Gaspar Villate, qui vint s’installer en France pour y écrire une oeuvre très influencé par la musique et l’opéra italien. A la charnière du XXème siècle, Eduardo Sanchez De La Fuentes s’engage dans la voie d’une véritable musique nationale cubaine. Il le fait parfois avec bonheur, comme lorsqu’il compose ses célèbres habaneras (Tú..), parfois avec des résultats plus discutables, lorsqu’il tente de donner à sa cantate Anacoa les accents d’une musique indienne totalement imaginaire.
D’autres chapitres nous permettent d’assister au développement progressif de la scène musicale cubaine, depuis les minuscules groupes musicaux présent à Santiago dès le XVIème siècle, jusqu’à la formation d’orchestres symphoniques à la Havane au début du XXème. Nous voyons apparaître dans cette ville un début d’activité musicale, de niveau artistique encore très inégal, à la fin du XVIIIème siècle : le premier théâtre s’y crée en 1776. Dès le début du XIXècle, siècle, il existe un embryon de vie musicale savante à la Havane, en grande partie animée par des œuvres et des musiciens venus d’Europe. Ce sont d’abord de petites opérettes avec leurs tonadas, auxquelles succède, à partir de 1820 environ, la mode de l’opéra bouffe cubain. Celui-ci jouera un rôle important dans la génèse de genres populaires comme le Danzon ou la Guaracha en portant à la scène des personnages et des musiques d’inspiration populaire, y compris, pour la premières fois, les Noirs et leurs rythmes, encore cependant à l’état de caricature. L’opéra d’inspiration italienne jouira également longtemps des faveurs du public de la ville au cours du XIXème siècle.
La musique populaire stricto sensu est un peu moins abordée dans l’ouvrage. Quelques intéressants passages sont cependant consacrés au début du livre à l’apparition des premières chansons populaires cubaines et notamment des premiers proto-son à Santiago de Cuba dès le XVIème siècle ; à l’apport musical de l’émigration franco-haïtienne vers l’oriente cubain à la fin du XVIIIème ; au premières formations musicales populaires de la Havane, qui se produisaient aux XVIIème et XVIIIème siècle à l’occasion des fêtes dites du « Corpus » ; ainsi qu’à la description de l’atmosphère interlope du port de la Havane, propice à toutes sortes de métissages, y compris musicaux. Mais c’est surtout la musique afro-cubaine qui retient l’attention de l’auteur, dans un chapitre qui, malgré sa relative brièveté, retrace de manière très précise la diversité de ses origines et de ses manifestions, ainsi que le rôle des cabildos et des associations secrètes dans leur préservation et leur transmission. Dans d’autres passages, Carpentier souligne l’omniprésence des musiciens Noirs parmi les instrumentistes de musique profane et populaires dès le début du XIXème siècle – un fait, qui bien que ces musiciens évitaient alors soigneusement d’interpréter en public le répertoire afro-cubain, aura des conséquence importantes sur l’évolution de la musique populaire de l’île, en lui incorporant des rythmes et des formes d’interprétations (syncopes, improvisations, etc.) de saveur africaine.
Cette histoire de la musique cubaine, Carpentier, en romancier de talent, sait nous la rendre passionnante, faisant revivre les espoirs, les amours et les haines, les joies et les malheurs de ses acteurs. Quelle tristesse de voir les dernières années d’Esteban Salas, ce musicien si talenteux et dévoué à son art, gâchées par une sordide affaire d’argent avec le chapitre de la cathédrale de Santiago ! Une terrible et haineuse rivalité opposant, à la fin du XVIIIème siècle, deux musiciens pour l’obtention du poste de maître de chapelle à la cathédrale de la Havane, nous tient ensuite en haleine pendant plusieurs dizaines de pages. Un peu plus loin, nous compatissons à l’infortune du compositeur Saumell, amoureux sans retour d’une cantatrice pour laquelle il tentera d’écrire ce qui aurait pu devenir le premier opéra composé à Cuba. Nous voyons aussi revivre l’étrange amitié de deux hommes au caractère si opposé, Espaldero, le misanthrope solitaire, reclus chez lui avec ses chats, et Gottschalk, l’américain extraverti et amoureux des plaisirs.
Mais Carpentier est également un redoutable critique musical, qui analyse les œuvres, dissèque leurs faiblesses de manière implacable. La trop grande fascination d’Espaldero pour le virtuosisme en vogue dans les salons européens, les vaticinations indianistes de la Fuentes, la faible qualité des livrets d’opéra de Saumell ou de Cervantès sont ainsi mises en lumière sans pitié. Il s’enthousiasme par contre pour le génie rythmique précurseur du premier ou le naturel de certaines pièces pour piano du second. Il nous montre ainsi la musique savante cubaine, trop souvent fourvoyée dans l’imitation des modes et des tendances européennes, n’a jamais été meilleure que quand elle a cherché son inspiration dans la musique populaire de l’île. Mais ce n’est qu’au XXème siècle que la partie la plus originale de celle-ci – la musique afro-cubaine – sera définitivement tirée du mépris dans lequel elle était jusque-là reléguée, et portée au rang de source d’inspiration majeure par des compositeurs comme Almadeo Roldan – avec lequel Carpentier collabora d’ailleurs activement – ou Alejandro Cartula.
Le livre est illustré par une assez riche iconographie à base de partitions musicales auxquelles Carpentier fait volontiers référence dans ses analyses. Il apparaît d’ailleurs assez vite au lecteur déconcerté que l’auteur considère la lecture d’une page musicale comme pratiquement aussi naturelle que celle d’une page écrite. Mais cette immense connaissance de la musique et de son histoire, Carpentier la partage aussi avec nous avec fraîcheur et spontanéïté. En témoignent notamment ces pages merveilleuses, où il nous explique, avec un enthousiasme juvénile, comment il a redécouvert, au fond d’un vieux bahut de la Cathédral de Santiago, des partitions Esteban Salas que l’on croyait à jamais disparues.
Cet ouvrage passionnant et instructif a été traduit en français en 1985. Une excuse de moins aux non-hispanophones pour ne pas le lire…
Fabrice Hatem
Alejo Carpentier, La musica en Cuba, Ed. Letras Cubanas, 2004 (première édition : 1946). Traduction française, La musique à Cuba, 1985, Éd. Gallimard, Paris.
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