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ImageUn envoûtant voyage dans le monde des croyances afro-cubaines

Disons tout de suite que ce livre est l’un des plus fascinants qu’il m’ait été donné de lire au cours de toute ma vie. C’est avec le film Buena Vista Social Club que je suis tombé amoureux de la musique populaire cubaine, Son et Boléro. Mais c’est avec El monte que j’ai découvert le monde envoûtant des croyances, des mythes et de la magie afro-cubaine.

 

Lydia Cabrera appartient à cette poignée d’auteurs, qui à partir des années 1930, ont commencé à explorer les univers des croyances et de la culture afro-cubaine, contribuant à la fois à une prise de conscience de leur valeur intrinsèque et de leur rôle central dans l’identité de leur pays. Comme Fernando Ortiz, elle s’est littéralement immergée dans le monde des croyances noires, gagnant la confiance de nombreux informateurs porteurs de ces traditions, assistant à des cérémonies rituelles, prenant patiemment note de toutes les prières, noms de plantes, recettes magiques et autres contes sacrés qui constituent la chair cette culture.

Le résultat est un livre hors du commun, qui présente ce monde avec une précision et une abondance d’informations sans égal, mais sans la figer sous la forme d’un plan rigide et cloisonné. On passe au fil des pages d’un conte merveilleux à la description détaillée de la fabrication d’un objet magique, à une anecdote témoignant de l’omniprésence du surnaturel dans l’imaginaire – et, partant, dans la vie réelle – des afro-cubains adeptes de la santeria. L’utilisation récurrente du récit à la première personne, le recours systématique au témoignage direct, l’absence de distanciation par rapport à des croyances ou anecdotes mettant en scène la présence directe du magique et du merveilleux dans la vie quotidienne – ces histoires sont racontées comme si elles étaient vraiment arrivées, comme s’il s’agissait de faits admis – renforce encore le lecteur dans le sentiment de vivre une sorte de rêve éveillé, où il côtoie, dans une proximité à la fois poétique et inquiétante, les saints Orishas et les esprits des morts.

Et derrière l’incroyable bric-à-brac dont se compose une urne magique ou nganga – os de morts, terre de cimetière, sang de coq noir, lézards séchés, rhum, tabac rapé, etc. – nous voyons prendre vie l’ensemble des croyances magiques qui président à la leur confection, et tout particulièrement la conception d’un monde peuplé d’esprits : esprit des Morts, esprits des dieux, esprits des plantes et des arbres, et même esprits des objets inanimés comme les pierres. Ces esprits bienveillants ou malveillants, il faut absolument pouvoir se les concilier pour continuer à vivre, éviter la maladie, le malheur, la mort, et éventuellement infliger ces maux à ses propres ennemis. D’où l’omniprésence des pratiques magiques, dont la médecine n’est qu’un aspect puisque, comme chacun sait, la maladie ne peut résulter que d’un sort jeté par un ennemi ou de la malveillance d’un esprit ou d’un dieu.

Le Livre de Lydia Cabrera restitue magnifiquement cette atmosphère de croyances magiques, non seulement par la précision et la densité des informations fournies, mais aussi par l’absence de recul critique avec lequel elle nous le présente, enfin par l’apparent désordre d’une écriture sautant sans cesse d’une anecdote à un rituel, puis à un conte merveilleux.

Le livre est divisé en deux parties ; la première présente l’ensemble des rites et croyances : rituels et recettes magiques, arbres et plantes sacrés, cérémonies religieuses et envoûtements, contes et légendes religieuses. La seconde partie est constituée par un lexique détaillé des plantes sacrées, de leurs propriétés magiques et médicales, des saints auxquels elles sont associées, et des légendes les concernant. Les plantes et les arbres jouent en effet un rôle fondamental dans ces croyances africaines, pouvant être utilisées, selon les cas, pour des actions bénéfiques ou destructrice. Quant à la forêt ou savane – El monte – lieu de la vie sauvage, elle est également l’objet d’un immense respect : c’est en effet le lieu où vivent les esprits des Dieux, et la véritable source primitive des forces surnaturelles dont dépend, in fine, notre vie.

Peuplé à la fois des esprits des personnages surnaturels, qui y côtoient les attachants et pittoresques informateurs de l’auteur, animé par mille descriptions et anecdotes truculentes ou poétiques, se transformant par moment en grimoire magique où sont décrites par le détails certaines recettes de sorcellerie comme fabrication d’une Pierre d’aimant, truffé d’expressions, incantation et chansons d’origine africaine associées à ses pratiques, le livre nous emmène aussi sur les lieux mêmes de ces croyances : les cimetières où la nuit les sorciers sont déterrer les os des morts, les cérémonies durant lesquels l’esprit des dieux vient « chevaucher » les fidèles en état de transe, la forêt où l‘herboriste pénètre avec crainte et respect pour y cueillir les plantes magiques. Tout cela possède un si puissant pouvoir de suggestion sur notre imagination que nous finissons par instant par ne plus même douter de la réalité de ce monde magique.

Une lecture à la fois fascinante, et sans doute indispensable pour quiconque s’intéresse à la culture afro-cubaine.

Fabrice Hatem

Lydia Cabrera, La Forêt et les Dieux, religions Afro-cubaines et médecine sacrée à Cuba, Traduction de l’espagnol par Béatrice de Chavagnac, Préface d’Erwan Dianteill, 603 pages Ed. Jean-Michel Place, 2003. Première édition, El Monte, 1954.