Au début des années 1960, l’écrivain et anthropologue cubain Miguel Barnet fit la connaissance d’Esteban Montejo, un noir alors très âgé qui, esclave de naissance à la fin du XIXème siècle, s’était enfui très jeune, devenant ainsi un « nègre cimarrón », avant de participer à la guerre d’indépendance dans les rangs des troupes mambistes. De longs entretiens aboutirent à la rédaction de cette Biographie d’un Cimarrón, qui constitue à plusieurs titres un document exceptionnel : parce qu’il fait revivre à travers un témoignage de première main le vécu quotidien des noirs pauvres des campagnes au cours de cette période-clé de l’histoire de l’île ; parce qu’il nous fait ainsi rentrer au cœur même du processus de formation d’une part essentiel de l’identité cubaine ; enfin, tout simplement, parce que c’est un texte d’une grande valeur poétique et littéraire. Le livre se divise en trois parties : la vie au temps de l’esclavage, dans les baraques des plantations ainsi que dans les forêts montagneuses où se cachaient les noirs fugitifs ; l’abolition de l’esclavage et la vie des noirs, désormais « libres » mais devenus prolétaires agricoles, dans les grandes exploitations nommées « ingenios » ; enfin, la guerre d’indépendance, avec ses batailles sanglantes, ses soldats courageux et ses généraux illustres. Le livre abonde d’informations d’une valeur inestimable sur la vie quotidienne des noirs de l’époque dans ses différents aspects : travail, astuces pour améliorer l’ordinaire, distractions, cuisine, objets usuels, relation amoureuses, religion, magie, croyances…. Et tout cela – merveille !! – non pas corseté dans le langage théorique de l’anthropologue, mais raconté à la première personne, comme autant de souvenirs de jeunesse, dans un style direct d’une grande fraîcheur, parfois délicieusement décousu au gré de la mémoire vagabonde du narrateur… Les passages consacrés à la danse et à la musique, qui ont particulièrement retenu mon attention, donnent un bon échantillon de la richesse de cet ouvrage : évocation des fêtes dominicales dans les barracones au temps de l’esclavage, avec leurs tambours et leurs danses de Yuka, puis des tavernes où, après l’abolition de l’esclavage, les noirs allaient danser, parfois toute la nuit, au son des chants de Rumba et des tumbaderas ; souvenirs des petits spectacles ambulants, comme les petits cirques avec leurs clowns noirs vêtus en « diablitos », ou encore les orchestres itinérants interprétant des danzas et des danzones pour animer les fêtes de village… Et même si les noirs et les blancs se réunissaient dans des lieux différents pour danser, ils connaissaient bien le folklore des autres communautés !! Esteban Moreno se souvient par exemple avec émotion des danses légères pratiquées par les blancs du voisinage, comme la Jota, la Caringa, le Zapateo, qu’il préférait d’ailleurs aux danses africaines, trop lourdes à son goût… Une manière merveilleusement concrète d’aborder, sans le désigner explicitement, le thème de la « transculturation », si fondamental dans la formation de l’identité culturelle cubaine… Miguel Barnet a réalisé en 1983 une sorte de « pendant » européen à la Biografía de un cimarrón: Gallego, qui décrit l’histoire d’un immigrant espagnol à Cuba au début du XXème siècle. Ce livre n’a cependant pas tout à fait le même pouvoir de fascination que la Biografía de un cimarrón, qui a connu depuis sa parution en 1966, un immense succès, avec plus de 70 rééditions et des traductions dans une dizaine de langues étrangères. Cet ouvrage serait à recommander sans réserve à tous les amoureux de Cuba si il ne présentait une grave difficulté de lecture liée d’ailleurs à sa qualité même : Miguel Barnet a en effet respecté le vocabulaire très particulier du héros de son livre, truffé d’expressions idiomatiques et de termes liés aux spécificités de la vie rurale de l’époque. La lecture en est donc rendue difficile, malgré l’excellent lexique figurant à la fin du livre, pour un hispanisant de niveau moyen comme moi, dont les connaissances se limitent au vocabulaire usuel du début du XXIème siècle. Malgré cela, plongez-vous tout de même, si possible en espagnol (il existe également des traductions françaises) dans ce voyage exceptionnel vers le passé !!! Fabrice Hatem Biografía de un cimarrón, de Miguel Barnet, ed. Letras Cubanas, 1966, 230 pages |
Commentaires récents